CHAPITRE 9
Rat du désert
Il est connu
comme le rat du désert. Le seul nom qu'il porte depuis des années
est Dan du Mojave, et c'est le seul dont il ait besoin. Il aime le
désert et le désert lui révèle sans cesse ses secrets les plus
profonds. Sa "famille" consiste en un assortiment de chiens
et d'ânes, auxquels viennent souvent s'ajouter, en hôtes
temporaires, des animaux sauvages. Dan n'a pratiquement aucun
standing social ou économique, mais il est riche de choses qui ne
pourront jamais lui être enlevées, ni à présent ni dans
l'éternité.
C'est un des
hommes les plus libres que j'aie jamais connus. Il n'a ni
obligations, ni responsabilités, ni soucis, ni craintes et point
d'ennuis. Lorsqu'il a des besoins pour sa "famille" ou pour
lui-même, il sait où puiser assez d'or pour y subvenir. Jamais il
ne tire de la terre plus d'or qu'il n'en faut à ses modestes
nécessités. Il va où il veut, quand il veut, et il fait ce qu'il
lui plaît comme il lui plaît.
A cause de son
habitude d'imprévisibles errances, il est souvent difficile de
trouver Dan. Le désert dans lequel il vit est immense et l'on ne
sait en quel endroit il se trouve. Je souhaitais beaucoup entrer en
contact avec lui parce que, jusqu'à ce moment-là, il était le seul
humain que j'eus connu, capable de tenir des conversations
réciproques avec les animaux et de partager avec eux des idées. Dan
ne lit jamais de livres, de magazines ou de journaux, il n'écoute
jamais la radio, ne regarde jamais la télévision et pose rarement
des questions aux humains ; cependant, il est à tout moment
extraordinairement bien informé sur tout ce qui, pratiquement,
l'intéresse, que ce soient choses proches ou lointaines. Ces
informations lui viennent de ses chiens et de ses ânes, d'animaux
sauvages, de serpents, d'insectes, d'oiseaux, en fait de tout ce qui
traverse sa piste. Le vrai mystère, ce n'est pas seulement la
capacité qu'a Dan de communiquer silencieusement ses pensées à
l'animal, mais celle de comprendre lorsque l'animal lui parle.
A plusieurs
reprises j'avais essayé d'obtenir de Dan qu'il me dise comment il
s'y prenait pour établir une correspondance pratique avec les formes
non humaines de la vie, mais il s'y refusait. Aucun de ses autres
amis n'avait obtenu de lui qu'il lui livrât son secret.
Sa réponse à
ces requêtes était que de telles choses étaient trop intimes pour
qu'on en parle et ne pouvaient s'acquérir que par l'effort personnel
et l'humilité véritable.
Je n'emmenai pas
Cœurvaillant, bien que je souhaitasse vivement que Dan et lui
fissent connaissance. A cette époque de l'année le désert était
beaucoup trop chaud pour le grand chien ; avec beaucoup de réticences
je le laissai donc, ce qu'il n'approuva point du tout.
Arrivé à la
petite ville du désert où, de temps à autre il venait se
ravitailler, je vis que j'avais de la chance. Il était passé dans
cet endroit au début de la journée et je devinai sans peine dans
quel endroit du désert il était susceptible de passer la nuit.
Quelques heures plus tard, nous soupions ensemble, Dan et moi, en
compagnie de ses chiens et de ses ânes, sous sa vieille tente,
devant un feu de camp, dans le désert. La vaisselle étant faite et
rangée, nous nous couchâmes sur le dos, Dan et moi, pour communier
avec les étoiles ; dans cette claire atmosphère, celles-ci
semblaient toutes proches. Nous avions peu parlé pendant la
préparation et l'ingestion du repas ; Dan tient peu de conversation,
même avec ses amis, le moins possible. Il pense que la conversation
inutile est non seulement cause de perte d'énergie mais qu'elle
pollue l'atmosphère. Il est un observateur strict de l'antique règle
du désert qui veut que, si l'on ne peut améliorer son silence, on
se taise.
Mais il me sembla
qu'en cette occasion, il y avait de bonnes raisons pour rompre le
silence, j'avais un problème majeur sur les rapports des humains et
des bêtes et j'avais parcouru une grande distance pour demander à
Dan son avis là-dessus. Je lui dis donc comment nous nous trouvions
à vivre ensemble, Cœurvaillant et moi, et je lui fis part de la
difficulté à laquelle je me heurtais pour parvenir à l'exacte
vérité au sujet du grand chien, puis je lui demandai ce qu'à son
avis je devais faire.
Je n'obtins
aucune réponse. Seul, le silence du désert me répondit, un silence
si intense, qu'il sembla plutôt effrayant à mes oreilles
accoutumées aux bruits de la ville.
Patiemment,
j'attendis... j'attendis... j'attendis.
Mais mon ami
n'émit aucun son, ne fit aucun mouvement. De deux choses l'une,
pensai-je : ou bien ce que j'ai dit ne l'intéresse point, ou bien il
s'est endormi. Le temps passa. Enfin Dan bâilla et s'étira. Puis il
parla, s'adressant aux étoiles.
"Il y a des
faits relatifs aux chiens, et puis il y a des opinions sur eux. Les
chiens savent les faits et les humains ont des opinions. Si vous
voulez savoir les faits au sujet d'un chien, demandez-les au chien.
Si vous voulez des opinions, demandez-les aux humains."
Un véritable
expert en rapports entre humains et animaux avait parlé. L'ayant
fait, il roula sur son côté et cette fois s'endormit pour de bon.
En quelques mots, Dan m'avait donné précisément l'aide dont
j'avais besoin. Il m'avait clairement montré où j'avais commis, à
propos de Cœurvaillant, mon erreur fondamentale. J'avais consulté
toutes sortes d'autorités à son sujet, toutes, si ce n'était
Cœurvaillant lui-même.
Lorsque le soleil
se leva sur la lointaine ligne d'horizon du désert, le lendemain, je
me mis en marche vers Hollywood et Cœurvaillant.
CHAPITRE 10
Interview de
chien
Je me mis en
devoir de suivre les conseils de Dan. Je voulais tirer de
Cœurvaillant lui-même les faits plutôt que de dépendre des
opinions humaines. Je savais que Cœurvaillant aurait peu de
difficulté à suivre la plupart des choses que je dirais. Mais,
comment allais-je pouvoir le comprendre ?
Pour notre
première expérience, je fis asseoir Cœurvaillant près de moi sur
le sol de la salle de séjour, de manière que nous puissions nous
regarder dans les yeux et aussi, espérais-je, dans nos esprits et
dans nos cœurs. Puis je commençai à lui parler comme s'il avait
été un être humain très intelligent. Je lui racontai mon voyage
au désert, lui disant pourquoi j'y étais allé et ce que Dan
m'avait conseillé, d'écarter les opinions des humains et de
demander au chien les faits à son sujet.
"Et voilà
pourquoi nous sommes assis ensemble ici", ajoutai-je, "je
t'interviewe à ton sujet et à notre sujet à tous les deux. Il y a
beaucoup de choses en toi qui me déconcertent, des choses qu'il faut
résoudre afin que nous soyons de meilleurs compagnons. J'ai lu
toutes sortes de livres et consulté toutes sortes d'autorités, mais
aucun n'a été capable de m'aider à te mieux comprendre. Et puis,
dans le désert, j'ai appris que c'est toi que je dois consulter. Tu
sais quels sont les faits à ton sujet, Je serais heureux que tu me
dévoiles quelques-uns de ces faits pour le plus grand bien de nous
deux. Je ne sais comment tu vas t'y prendre, c'est ton affaire."
Cœurvaillant se
tenait comme s'il posait pour une photographie pour un de ses films.
Très attentif, il avait légèrement incliné la tête, ses oreilles
étaient toutes droites et orientées vers moi, et ses yeux suivaient
chaque mouvement de mes lèvres.
Je lui posai
question sur question ; sur les rapports entre humains et animaux en
général ; je lui posai beaucoup de questions sur lui-même en
particulier. J'énonçais chaque question très lentement, puis je
m'arrêtais, souvent pendant plusieurs minutes, afin d'obtenir une
réponse, mais il n'en vint point. Il ne fit rien du tout autant que
je pus voir, si ce n'est de se tenir là, comme s'il eut été de
pierre et de me fixer avec une expression impossible à déchiffrer.
Enfin je fus à
court de questions. Patiemment j'attendis, mais Cœurvaillant
n'apporta aucune contribution apparente à la situation. De temps en
temps, il clignait des yeux et remuait l'extrémité de son nez. Le
silence était profond. Je pris la résolution de rester là, fixant
ce chien aussi longtemps qu'il resterait lui-même à me fixer,
dussé-je y passer la nuit. Enfin Cœurvaillant bâilla, se leva, se
secoua, se retourna, marcha de son pas militaire vers l'autre bout de
la pièce, ouvrit la porte et disparut dans la nuit. L'interview
était terminée.
C'était
décourageant ; pourtant, il restait une lueur d'espoir. Au moment où
la queue de Cœurvaillant disparaissait par la porte de service,
j'eus soudain l'intuition de la raison pour laquelle cette interview
avait échoué. Cœurvaillant me murmurait cette intuition, comme si
quelqu'un me la disait, Cœurvaillant avait essayé d'entrer en
communication avec moi tandis que nous étions assis par terre, mais
je n'avais pas su comprendre ce que, silencieusement, il me disait.
De sorte que, finalement, il avait été contraint d'ajourner la
séance jusqu'à ce que je sois mieux préparé à être en correspondance
rationnelle avec un chien.
Faire en sorte
d'établir un moyen d'intercommunication pratique entre le chien et
moi devint pour moi une préoccupation majeure. Je me mis à suivre
toutes les suggestions qui se présentaient à mon esprit, si
fantastiques qu'elles soient. C'était à la fois déconcertant et
exaltant, comme de voir un objectif auquel on aspire à travers un
brouillard intense et tourbillonnant. Je ne parvenais pas à
comprendre comment le chien pouvait établir un contact exact avec
mes processus mentaux, tandis que j'étais dans l'impossibilité de
lire les siens, si ce n'est de la façon la plus grossière et la
plus évidente.
Chaque jour je
continuais à surveiller Cœurvaillant, le plus étroitement
possible, observant chacun de ses gestes et m'efforçant d'en trouver
la correspondance mentale. Chaque jour, pour remplir mes devoirs de
Bonhomme Vendredi, je lui faisais la lecture. Bien entendu, je ne
parvenais pas à comprendre pourquoi il fallait faire la lecture à
un chien, même aussi illustre que l'était Cœurvaillant, ni quel
bien pouvait en résulter. Je pensais même que cela pouvait bien
être quelque "gag". Mais je n'en continuais pas moins, en
partie parce que cela m'avait été prescrit, en partie par curiosité, pour
voir ce que cela donnerait, et aussi parce que cela ajoutait à
l'aventure une certaine cocasserie.
Chaque matin
donc, Cœurvaillant et moi, nous nous trouvions face à face, soit
sur le sol de la salle de séjour, soit à l'extérieur et je lui
lisais le contenu de livres, de magazines et de journaux, prenant
soin de ne lui donner que ce qui était le meilleur, tant pour le
fond que pour le style. Il écoutait toujours avec une attention
polie, comme s'il comprenait et goûtait tout ce qui lui était dit.
Mais dès qu'il détournait de mes lèvres son attentif regard et
bâillait, c'était toujours signe d'ennui ; et automatiquement, la
séance de lecture s'arrêtait.
Un matin, après
que je lui eusse lu de la poésie particulièrement belle, nous
regardâmes au loin, vers les distances que notre point d'altitude
nous permettait de découvrir et je compris tout à coup pourquoi
j'avais reçu l'ordre de lire chaque jour à Cœurvaillant quelque
chose de qualité. Plus je lui faisais la lecture, plus je l'élevais
au-dessus de toutes les classifications par lesquelles on limite les
chiens, le plaçant sur le plan d'un compagnon intelligent, d'un
semblable ayant droit à autant de bonnes choses de toute nature que
moi. A mesure que nous partagions les jours, les aventures et
l'enseignement réciproque, je fis une autre découverte intéressante
et révélatrice : plus je m'abstenais de traiter Cœurvaillant "en
chien" au sens conventionnel du terme, plus il cessait de se
comporter "en chien", du moins à mon égard. Et plus cet
état de choses fascinant durait, plus nous vivions en compagnons
rationnels et plus les barrières entre nous s'écroulaient.
CHAPITRE 11
Programme
Un jour,
j'entrai, vis-à-vis de Cœurvaillant, dans une impasse où il
redevenait pour moi une énigme absolue. Quelque chose obstruait nos
rapports. A ma confusion, je finis par trouver que c'était : MOI !
Malgré tous mes efforts bien intentionnés, j'avais commis l'erreur,
commune à tout ego, d'essayer de penser et de parvenir aux
conclusions finales pour nous deux.
Et cela ne se
pouvait pas, même avec un chien. La seule solution était dans le
fait de suivre intégralement les conseils précieux que Dan du
Mojave m'avait donnés.
Je ne les avais
mis que partiellement à l'épreuve. Je m'étais mis beaucoup trop en
avant, je n'avais pas assez prêté attention à ce que Cœurvaillant,
en tant qu'expression intelligente de la vie, pouvait me communiquer.
Sans me rendre compte de l'injustice dont je m'étais rendu coupable,
je m'étais mentalement dévolu la priorité dans nos rapports.
J'étais un "humain", et j'avais mentalement attribué à
Cœurvaillant le rôle inférieur, parce qu'il était "un
chien".
Je décidai
d'opérer une volte-face complète. J'enverrais par dessus bord
toutes les traditions et les conventions des rapports entre humains
et animaux, je reverrais la procédure ordinaire : "L'homme
dresse le chien" et je ferais en sorte que "le chien dresse
l'homme". Je m'efforcerais d'écarter tout orgueil personnel ou
d'espèce, de cesser toute résistance intellectuelle, de devenir
aussi humble et aussi réceptif que je le pourrais afin de permettre
au chien de m'instruire à sa guise. Ce serait bien de suivre les
conseils de Dan du Mojave qui m'avait dit de m'adresser directement à
un chien pour savoir ce qu'il en est de ce chien.
Cœurvaillant
donc, devint "le professeur" et moi "l'élève",
et l'endroit où nous nous trouvions, à la maison ou au-dehors,
était "la classe".
Et c'est le
programme que nous suivîmes aussi longtemps que le corps physique de
Cœurvaillant alla, bondissant, sur la scène terrestre. Et cela
continue, il est toujours mon maître et je suis toujours son élève.
A travers les brumes illusoires du temps et de la mort elle-même, il
continue de partager avec moi, grâce à la bonté éternelle, des
choses qu'il m'est extrêmement important de connaître et de mettre
en pratique.
C'était là un
programme si extraordinaire et si éloigné de toutes normes
académiques que, tant que les résultats ne furent point concluants,
il me fallut garder le secret profond. Je sais combien rigides et
jalouses sont les opinions que la plupart des humains nourrissent à
l'égard de tout ce qui touche à l'éducation, lorsqu'il s'agit de
déterminer quelles sont les qualités dont doit faire preuve celui
qui a la tâche "de transmettre les connaissances, le
savoir-faire et la discipline du caractère à un autre
être humain".
Et j'imaginais
sans peine ce qui se produirait si l'on tentait de recommander
sérieusement un animal comme professeur bien accrédité pour
enseigner des humains.
Le seul bagage
dont nous nous servîmes, le Professeur Cœurvaillant et moi dans
notre système éducatif, fut un livre de synonymes, un dictionnaire,
un carnet de notes et un crayon. Ces objets, bien entendu, étaient
pour moi.
Mon professeur
n'avait besoin que de lui-même, d'un peu d'encouragement de ma part,
de mon attention complète et d'assez d'espace pour opérer. Mes
études, tant que Cœurvaillant fut parmi les visibles, furent
pratiquement continuelles ; l'école ne fermait point, mon éducation
suivait son cours.
Cependant, notre
programme était flexible, imprévisible, pratique et plein de
gaieté. Ce n'était pourtant pas un cours facile. J'étais gêné
par tout un assortiment de faux concepts au sujet des chiens et
autres animaux, ces notions devaient être chassées pour faire place
aux faits. Il a fallu de la discipline... un sentiment
d'émerveillement et d'appréciation... de la souplesse intérieure
et extérieure... une foi illimitée... et la bonne volonté
nécessaire pour suivre les faits, où qu'ils me conduisent.
Tout ce que
Cœurvaillant avait à faire pour m'instruire, c'était d'être
lui-même.
Mon rôle était
d'observer attentivement tout ce qu'il faisait et de rechercher les
qualités de son caractère. Mon livre de synonymes m'aidait à
trouver le nom des qualités et le dictionnaire me donnait une
signification plus approfondie de ces qualités. Je dressais ensuite
la liste de ces qualités dans mon carnet et j'étudiais ce que mon
chien en faisait dans sa vie de tous les instants.
Je ne recherchais
pas les "qualités d'un bon chien" telles qu'elles sont
énoncées par les arbitres des expositions canines et autres
professionnels. Je cherchais les meilleures qualités, aux valeurs
éternelles, celles que nous honorons et respectons toujours, nous
les humains, chaque fois que nous les trouvons chez les membres de
notre propre espèce, qualités que tous les grands éducateurs
s'accordent à déclarer essentielles à une existence supérieure.
Je trouvais des
centaines et des centaines de ces qualités en Cœurvaillant. Elles
surgissaient dans toute leur pureté et toute leur gloire des
profondeurs de son être. Et il les diffusait aussi naturellement et
aussi irrésistiblement qu'une fleur dispense son parfum, un oiseau
son chant, un enfant son rire.
Je le répète,
notre programme était, et reste encore, en dehors des normes
académiques ; pourtant je vous le recommande, particulièrement si
vos rapports avec autrui, qu'il soit humain ou animal, sont
restreints, ennuyeux, sans signification ou autrement dépourvus de
profit.
Si vous décidez
de le mettre à l'épreuve, soit avec votre propre chien ou avec
quelque animal d'une autre espèce, vous êtes assuré de résultats
enrichissants. Il n'est point nécessaire de posséder un chien aussi
accompli et aussi célèbre que l'était Cœurvaillant pour tirer
profit de ce programme inhabituel. Il n'est pas non plus obligatoire
que ce soit un chien spécialement élevé ou dressé.
N'importe quel
chien fera l'affaire, à condition qu'il agite la queue à votre
approche. N'excluez pas même ce "sale petit corniaud" que
vous avez surpris en train de dérober une parcelle du repas dont il
avait grand besoin, dans une poubelle renversée. Tôt ou tard
l'humain qui sait observer découvre que, pratiquement, chaque chien
est pourvu, d'une façon innée, de connaissances et de sagesse et
qu'il est maître dans l'art d'enseigner les humains au moyen de
l'irrésistible puissance d'un bon exemple silencieux.
CHAPITRE 12
Regarder et voir
Par un
merveilleux matin d'été où tout semblait proclamer partout la
sagesse, la bienveillance et la gloire du Créateur de toutes choses,
nous longions en voiture la côte de la Californie Sud, le professeur
Cœurvaillant et moi, et je vis enfin ce que nous cherchions ; une
plage à notre goût. Elle était de sable dur et déserte, les
oiseaux de mer exceptés. Il fallait qu'il en soit ainsi, mon maître
à quatre pattes représentait une valeur commerciale beaucoup trop
considérable pour courir le risque de se rencontrer avec d'autres
chiens ou avec certains humains dont il jugeait qu'ils n'étaient pas
fréquentables,
même par un beau jour d'été.
Sortant de la
voiture notre déjeuner, une couverture, des livres et quelques
autres objets, nous établîmes la classe au sommet d'une dune d'où
nous avions une vue illimitée dans toutes les directions. Ayant pris
l'habitude de tout mettre en commun avec Cœurvaillant, même le
travail, au cours de ces randonnées, je le laissai m'aider à sortir
les objets de la voiture et à les placer. Il le fit avec beaucoup
d'adresse, compte tenu du fait qu'il n'avait point de mains. Lorsque
tout fut en place et que je fus assis, les jambes croisées, au
centre de la couverture, je lui donnai sa nourriture qu'il
attendait avec
impatience, puis il se mit à courir aussi vite que ses pattes
pouvaient le porter. A ce moment précis l'école commençait pour
moi.
Ses yeux pleins
de lointains, pleins d'énergie, avec, sous ses pattes, du sable dur
et un océan dans lequel il pouvait se précipiter à volonté, sans
que personne ne le commandât, Cœurvaillant était magnifique à
regarder, bien plus encore dans ces moments-là que dans ses films,
si beaux qu'ils aient été. Car, lorsqu'il tournait, il était
contraint de se soumettre à certaines restrictions, à certaines
règles déterminées afin de synchroniser son action à celle des
acteurs humains, en vue de l'harmonieux déroulement du scénario.
Mais, sur une plage déserte, personne ne s'opposant à son
action mentale et
physique, il présentait à chaque seconde un divertissement hors
classe. Parfois il entrait en représentation sur la plage, parfois
dans la mer, et le reste du temps il se détendait et préparait de
nouveaux ébats.
Je ne me lassais
jamais d'être son élève-auditoire pendant ses promenades. Sa joie
de vivre... sa vitalité... son agilité puissante, presque digne
d'un chat... son enthousiasme... son étonnement et son appréciation
des choses... sa façon de s'absorber entièrement dans ce qu'il
faisait... tout cela était d'un merveilleux intérêt éducatif et
divertissant. Il possédait le don de tirer du plaisir, du bonheur et
de la satisfaction de chaque seconde, et il ne permettrait jamais à
la vie de devenir ennuyeuse, que ce fut pour lui-même ou pour ceux
qui l'entouraient.
En le contemplant
ce jour-là avec, pour toile de fond parfaite, l'Océan Pacifique, je
me dis que je ne me souvenais pas avoir vu composition plus
majestueuse, ni plus parfaite coordination en action. C'était comme
si un poème avait pris la forme d'un chien pour exprimer, par sa
signification et son rythme, ce qui ne pouvait absolument pas être
dit par des mots. Tout ce que Cœurvaillant exprimait en forme
physique et en action, là sur cette plage, c'était tout simplement
l'expression de son magnifique caractère, l'irradiation en des
combinaisons infinies de ses grandes qualités intérieures, ces
qualités que je découvrais en lui chaque jour avec l'aide de mon
livre de synonymes et de mon dictionnaire.
C'est alors que
je compris que ce que j'avais le privilège de regarder, ce n'était
pas un chien exprimant de nobles qualités, mais bien plutôt de
nobles qualités exprimant un chien. Ces qualités, il les irradiait
des profondeurs de son être, il les projetait aussi généreusement
que le soleil projette ses rayons, il ne cherchait à obtenir aucun
effet, il les laissait tout simplement faire.
Enfin, assez
fatigué par ses violents ébats, Cœurvaillant revint vers moi et se
jeta à terre. Il ne ferma pas ses yeux comme il avait l'habitude de
le faire en pareil cas, il leva son regard plein de tendresse vers
mon visage et frappa le sable de sa queue. Il semblait avoir quelque
chose en tête qu'il aurait bien voulu me faire entendre, et il
faisait de son mieux pour me le communiquer, mais je ne comprenais
absolument pas.
Doucement le jour
glissa vers une nuit toute brillante d'étoiles, toute pleine des
senteurs de la mer et de la terre. A présent, nous étions côte à
côte, Cœurvaillant et moi, fixant les ténèbres, partageant notre
émerveillement et notre joie. Je cessai d'essayer de découvrir ce
que pensait mon compagnon à quatre pattes, nous nous détendîmes
tous les deux et nous nous perdîmes dans la nuit, les oiseaux de
mer, les étoiles, l'océan et le sable.
C'est alors que
j'eus une de ces révélations, qui devenaient de plus en plus
fréquentes, sur mes rapports avec Cœurvaillant. Sans le moindre
effort conscient de ma part, j'entrai soudain en possession de faits
importants qui m'étaient jusqu'alors restés inconnus. Ce soir-là,
la révélation qui se fit jour dans mon esprit ne laissa pas de me
confondre. Je compris tout à coup que, bien que j'aie eu des
contacts avec d'innombrables chiens, toutes espèces de chiens dans
différentes parties du monde, en fait, malgré toutes ces occasions
de les observer intelligemment, je n'avais jamais vu un chien ! Je
m'étais contenté de regarder les chiens, sans être capable d'en
voir vraiment un seul.
Lentement, je
pris conscience de ce qui s'était produit tandis que je regardais
Cœurvaillant jouer sur la plage, plus tôt dans la journée... de ce
qui s'était passé tandis qu'il était étendu près de moi sur le
sable, contemplant mon visage et agitant la queue... de ce qui se
passait en ce moment tandis que nous regardions la nuit. A sa façon
simple, Cœurvaillant opérait en moi un puissant miracle. Le miracle
d'ouvrir mes aveugles yeux intérieurs pour me permettre de voir le
chien que je regardais.
À suivre...
Un très grand merci pour ce partage profond ...
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