] Ce sont des masques respiratoires légers, reliés par de minces tuyaux de plastique souple à une réserve d’air comprimé. Contrairement aux masques filtrants, ils ne gênent pas la respiration.
] Le BDS : une sorte de bunker enfoui sous le bâtiment d’accueil et de regroupement, à l’entrée du site.
] NRC : Nuclear Regulatory Commission. Organisme fédéral chargé du contrôle des installations nucléaires aux Etats-Unis
mardi 26 - 01 h 48 mn - Salle de commande
« C’est encore Maillart au téléphone. Il voudrait des détails avant d’avertir Paris et la préfecture. Il ne comprend pas que ça ait pu dégénérer comme ça sans prévenir. »
Raymond tend le combiné à Pierre.
Le chef de quart et Hervé Ruel s’acharnent à réduire les conséquences de l’accident. La pression dans la cuve du réacteur est maintenant presque complètement tombée. L’eau injectée par le circuit de sécurité noie lentement le cœur. Cette opération représente l’une des phases les plus critiques d’un
accident de refroidissement : l’eau froide entre en contact avec le combustible incandescent, bien au-dessus de mille degrés. Les interactions sont violentes. Elles provoquent des
explosions de vapeur, lesquelles accroissent les rejets à l’extérieur et contrecarrent la montée de l’eau dans le réacteur.

« Il faudrait essayer de rabattre la radioactivité dans la cuve », suggère Raymond.
Hervé réfléchit rapidement. Il propose une manœuvre destinée à créer un mur liquide entre la brèche et le combustible. Raymond n’y croit guère, mais ils tentent le coup, assistés de Michel.
Pierre a raccroché le téléphone, il observe les trois hommes. La situation lui apparaît dans toute sa folie : là-bas, dans son bunker, Maillart met en branle une énorme machine administrative et technique dont on ne peut attendre ici aucun secours.
La catastrophe sera consommée bien avant que cette lourde machine, qui n’a pas encore pris son élan, entre en action. Incapable de s’adapter à la logique de cet accident, l’ingénieur se sent de trop. Cette équipe soudée se démène sans lui contre le pire.
Délaissant la surveillance des instruments, Michel se fige soudain.

« Et si on vidait la piscine des combustibles usés dans le
réservoir PTR [
1] ? Il y a une pompe pour ça.

Mmm… Deux cents mètres cubes par heure, c’est pas énorme, mais ça aidera à tenir. On va réduire le plus possible le débit du circuit d’injection, dès que le cœur aura été renoyé. »
Raymond se tourne vers Pierre :

« Tu sais ce que cela signifie, n’est-ce pas ? La vanne n’est pas motorisée. Il va falloir aller l’ouvrir manuellement.

Je sais parfaitement, soupire Pierre. La radioactivité est partout, maintenant. La ventilation l’a disséminée dans tous les bâtiments. Il faut prendre un masque. Qui y va ? »
Pratiquement alignés contre le mur du fond, les quatre rondiers ont tenté de se faire oublier, peu soucieux d’interrompre le cours des opérations de sauvetage par des questions intempestives. Leur heure est arrivée. Robert et Jean, les « vieux qui connaissent la musique », disait Robert tout à l’heure à son apprenti, ont un mouvement vers le placard du couloir.

« Un seul, coupe le chef de quart. Jean, dépêche-toi s’il te plaît. »
Raymond est reconnaissant à Pierre de n’avoir désigné personne. Le chef de l’exploitation, c’est lui. Ses gars lui font une confiance aveugle, confiance qu’ils sont loin de manifester à l’ingénieur, presque frais émoulu de son école d’ingénieurs.

« Tu ouvres la vanne, tu mets en marche la pompe de la piscine, et en revenant tu coupes la ventilation de tous les locaux des auxiliaires de sauvegarde et des auxiliaires nucléaires. Prends un masque !

Merci de penser aux copains qui iront bosser dans cette merde après nous », lance Jean.

- Masque filtrant à cartouche
Il remplace son narghilé par un masque filtrant à cartouche, et attrape une casquette qui traîne. La protection n’est pas vraiment idéale, mais les combinaisons spéciales, les « shaddocks », sont rangées dans un autre bâtiment.

« On croirait un parachutiste s’élançant de la soute d’un avion », remarque Robert en voyant son collègue se jeter dans le couloir.
mardi 26 - 01 h 50 mn - Salle de commande.
L’idée de la piscine a ouvert des perspectives à Raymond.

« Dis donc, Pierre, demande à Maillart d’envoyer les premiers ouvriers d’astreinte mettre une pompe automotrice en batterie.

Qu’est-ce que vous voulez faire avec ça ?

Transvaser le PTR de la tranche 2 dans le nôtre. Qu’ils endossent les tenues étanches et portent les masques, c’est du côté où ça a cassé, il doit y avoir un maximum de contamination.

Vous êtes cinglé ? Qu’est-ce qu’ils feront, ceux de la tranche 2, si c’est leur tour d’avoir un pépin ? Ils n’auront plus de réservoir de secours, on leur aura tout enlevé !

C’est à Maillart de prendre la décision. Entre une catastrophe aggravée et un accident hypothétique, il choisira. »
Heureusement, à ce stade, la décision n’incombe pas à Pierre, mais au directeur.

« N’empêche que si j’étais l’ISR de quart de l’autre côté, je ne laisserais pas faire une telle connerie.

Ecoute, tu es l’ISR de la tranche 1, et la connerie en question, elle peut arranger tes oignons. »
Hors de lui, Robert, le rondier, n’a pas pu contenir sa colère contre ce trop jeune chef qui n’a rien décidé depuis un quart d’heure. Pierre blêmit. Il appelle le PC-direction.
Au même moment, le chef de quart se rend compte que personne n’a songé à arrêter les pompes primaires. Privées de pression, elles vibrent au-delà des limites depuis un bon moment.

« Elles doivent caviter un maximum et tourner en survitesse. Ça ne les arrange guère.

Pour ce qu’on en aura besoin maintenant ... soupire Hervé. OK, je les disjoncte. » [
2]