Une empreinte laissée dans le lichen peut durer des
années. Le bois qui a servi à construire les cabanes de baleiniers
au 17ème siècle jonche toujours les plages
À Raudfjorden, fjord s'étendant depuis le sommet du Spitsbergen,
nous sommes allés en
zodiac sur le glacier Hamiltonbreen.
Trop s'approcher du glacier peut être fatal : s'il se fracture,
le fragment de glace peut envoyer en touchant l'eau des vagues
suffisamment grosses pour submerger une petite embarcation. L'année
dernière, un morceau de glace venant d'une fracture d'iceberg s'est
brisé et a tué une personne dans un kayak qui se trouvait à côté.
Quand nous étions en mer, une autre touriste, d'une expédition
différente, est morte en tombant dans une eau tellement glaciale
qu'elle a déclenché un arrêt cardiaque immédiat. En approchant de
l'énorme bloc de glace, nous pouvions voir de gros morceaux dériver
dans l'eau. Ils faisaient un bruit constant de craquement, comme un
grésillement sourd.

Bien que nous étions à l'abri d'un danger immédiat, une menace
à long terme semblait moins évidente avec toute cette glace
flottante. Svalbard constitue moins de 3 % des glaciers de la
planète, mais ces glaciers s'amincissent de 60 à 70 mm chaque année
et ajoutent tous les ans 13 km3 de glace fondue dans l'océan,
l'élevant de 0,35 mm par an. Cela ne semble pas important, mais ce
n'est pas non plus particulièrement visible ou spectaculaire. Quand
je suis rentré chez moi, quelques personnes m'ont demandé si
j'avais vu des preuves d'un réchauffement climatique. C'était une
question qui avait de l'intérêt, mais qui n'avait pas grand sens. À
quoi ressemble une preuve de changement pour une personne qui arrive
tout juste d'un pays étranger ? Comment pouvais-je parler d'une
fonte régulière et des indices subtils d'une défaillance
catastrophique de l'écosystème ? Celui qui s'attend à un
scénario-catastrophe hollywoodien à la demande sera déçu ici.
"Un glacier est un archiviste et un historien", a écrit
Gretel Ehrlich dans
L'avenir de la glace (2004). "Il
conserve tout, que ce soit petit ou gros, comme le pollen, la
poussière, les métaux lourds, les insectes, les os et les minéraux.
Il enregistre toutes les fluctuations météorologiques....Un glacier
c'est le temps incarné." Le temps incarné par un glacier
fonctionne à une échelle très différente, avec des éléments de
mesure bien trop petits pour que les humains en soient témoins. Les
vidéos les plus spectaculaires sur le changement climatique – où
vous pouvez le voir en fait se mettre en place – sont faites en
time-lapse (en accéléré), procédé qui convertit l'échelle de
temps non-humaine en une autre qui correspond à nos étroits filtres
de perception. Le time-lapse ramène les jours en secondes, et les
années en minutes, mais la conversion peut se faire aussi dans
l'autre sens. Quand nous élargissons notre vision du monde, passant
du temps humain au temps géologique, notre conscience individuelle
et les conséquences de nos actions et de nos inactions se
transforment en une mince couche des archives géologiques porteuses
d'éternités.

Loin de toute trace de la civilisation contemporaine, j'ai
commencé à vivre le temps différemment. Dans le pays à
l'éternelle lumière du jour, le soleil rôde sur l'horizon, ne se
lève jamais, ne se couche jamais. J'avais le sentiment d'être
suspendu dans un milieu d'après-midi perpétuel, comme si une seule
journée s'étirait sur deux semaines. Le temps semblait s'arrêter
ou, du moins, avancer au ralenti.
Et dans un sens, le temps avance au ralenti ici. Dans un
environnement qui ne supportait aucune habitation humaine avant le
20ème siècle, où le permafrost empêche toute décomposition, une
empreinte laissée dans le lichen peut durer des années. Le bois
utilisé pour construire les cabanes de baleiniers au 17ème siècle
jonche toujours les plages et tout se trouve dans un bon état
surprenant. Ces restes non perturbés donnent un indice sur la raison
de la présence ici à Svalbard de l'arche de Noé. La terre
elle-même résiste à la détérioration ; même si le système
de climatisation du bâtiment tombait en panne, la nature pourrait
contribuer à préserver les graines. Nous avons tendance à faire
une fixation sur l'éloignement de la réserve, endroit éloigné de
catastrophes à court terme qui risqueraient de la mettre en péril.
Mais il est plus important de remarquer sa relation au paysage
environnant, capable de préserver le contenu de la réserve pendant
des centaines d'années, tout du moins aussi longtemps que les
étranges épaves de baleiniers qui reposent intactes le long des
plages de l'archipel. Svalbard résiste aux idées limitées des
horizons temporels humains. Son échelle est graduée en millénaires,
et ne s'applique pas seulement au millénaire actuel.
L'impact environnemental dont nous avons été les plus proches
témoins se situait à Blomstrandhalvøya, dans le fjord de la base
de recherche Ny-Ålesund. Le suffixe
halvøya signifie
"péninsule", mais elle porte mal son nom ici : le
glacier qui rattachait autrefois Blomstrandhalvøya au Spitsbergen a
graduellement reculé et en 1991 la péninsule est devenue une île.
Elle ne sera pas la dernière ; car d'autres glaciers reculent,
l'archipel lui-même se fracturera, et de plus petites îles se
détacheront en vertu d'une disparition du tissu glaciaire qui les
soudent.
Une relation correcte à la nature devrait bien aussi se
débarrasser du sentiment hystérique de catastrophes perpétuelles
Blomstrandhalvøya est aussi le siège de la mine de marbre
abandonnée de New London, construite par Ernest Mansfield en 1911,
après qu'il ait convaincu la
Northern Expedition Company, la NEC
(Compagnie des expéditions nordiques, NdT) qu'il y avait ici du
marbre de grande qualité. Il y a vraiment du marbre, mais il est si
friable et d'une qualité si mauvaise qu'il se décomposait
littéralement sur les navires qui rentraient en Angleterre. Au bout
de deux ans, la NEC vira Mansfield et quitta les lieux.
Cent ans après, les ruines de New London sont remarquablement
bien préservées. Les chariots à minerai sont renversés et
rouillés, mais toujours intacts, reposant à côté des monceaux de
marbre empilés le long des falaises, comme si le prochain bateau
pour l'Angleterre allait bientôt arriver. Les tas de marbre –
restes définitifs délibérés du travail des hommes – refusent
leur réintégration dans le paysage. L'arctique permet à New London
de perdurer sous forme de ruine, testament sur la difficulté de
faire des sous à bon compte dans un endroit aussi inhospitalier que
Svalbard.
J'ai emporté avec moi toutes ces visions arctiques glacées à
Longyearbyen une fois notre voyage achevé. Me tenant devant la
réserve mondiale de semences, écoutant ses respirations mécaniques
imposantes, je repensais au morse entrevu sur la côte nord-ouest du
Spitsbergen à la mi-voyage. Le morse, curieux de notre présence sur
la côte de cette plage désolée, au bord d'une mer polaire
inhabitable, nous suivit lentement, sans s'éloigner de plus de six
mètres du rivage. Il n'y avait rien de subtil en lui : quand sa
tête sortait de l'eau, il expirait bruyamment et laborieusement,
nous regardant l'observer, avant de prendre une grande et profonde
respiration et de redisparaître sous la surface. De cette position
privilégiée, on aurait presque pu le confondre avec une victime de
noyade, à la manière dont sa tête semblait jaillir juste assez
longtemps pour prendre dans l'affolement une goulée d'air avant
d'être enveloppée d'eau de nouveau. Mais ce n'est, bien sûr,
qu'une question de perspective limitée. Sous la surface, ces animaux
imposants sont aussi gracieux que possible, habiles et élégants
dans des eaux à seulement quelques degrés au-dessus de zéro.

Parfois ce qui semble une respiration affolée est quelque chose
d'entièrement différent. Les leçons de Svalbard sont plus
complexes que la simple et immédiate apocalypse insinuée par la
médiatisation autour de la grotte aux semences. Cary Fowler, son
précédent directeur, a laissé entendre que la vraie fonction de la
grotte sera plus prosaïque que ce que les récits dominants vous
amènent à croire. Comme il l'a dit au Washington Post en 2008 :
"Nous perdons tous les jours diverses cultures de façon très
prosaïque. Nous avons de nombreuses banques de préservation dans le
monde mais virtuellement aucune ne fonctionne avec un budget
pluriannuel sécurisé et les accidents, une mauvaise gestion sont
courants. Il arrive qu'une banque poursuive la voie de lutte de
quelqu'un d'autre. Nous avons perdu des banques en Irak et en
Afghanistan non parce qu'elles étaient des cibles mais parce
qu'elles se trouvaient sur la trajectoire."
Cette reconnaissance du travail des banques de semences comme
celle de Svalbard est quotidienne, proche de la banalité et elle
peut aider à recentrer une attitude envers l'environnement qui
parfois frise la vanité. Une relation correcte à la nature doit
impliquer un sens de l'administration, par sécurité, et une volonté
de travailler pour de meilleurs lendemains. Mais elle devrait bien
aussi se débarrasser du sentiment hystérique de catastrophes
perpétuelles. Des endroits comme Svalbard peuvent nous aider à
réfléchir sur une plus longue et plus profonde échelle – dans
laquelle nous sommes les acteurs mineurs d'un drame qui nécessite
une éternité pour se dérouler.
Source
Traduction par le BBB.