CHAPITRE 13
Globes oculaires
La découverte
humiliante du fait que j'avais été parfaitement incapable de voir
un chien que je regardais fit tomber entre Cœurvaillant et moi
toutes sortes de barrières et donna à nos rapports une impulsion,
une direction et un but nouveaux.
Lorsque nous
avions commencé à vivre ensemble, mon attitude envers Cœurvaillant
était tout à fait conventionnelle. Je m'assignais une place élevée
dans l'échelle des valeurs parce que j'étais "un humain"
et je lui donnais une place très inférieure parce qu'il se trouvait
qu'il était "un chien". Et cela en dépit de ses talents
exceptionnels, de sa célébrité mondiale et des importantes sommes
d'argent qu'il gagnait pour les autres. Pendant longtemps j'avais eu
l'impression que, tandis que je vivais sur les
plans élevés de l'existence, tous les animaux, sans même exclure
Cœurvaillant, étaient contraints de vivre sur un plan beaucoup plus
bas, à des niveaux mentaux et physiques relativement sans
importance, et que, entre eux et moi, il pouvait y avoir certains
liens de service assez limités, mais pas grand-chose de plus.
Ces idées
devaient être radicalement changées.
Lorsque je
commençai à me faire instruire par Cœurvaillant, je fus contraint
d'admettre que, si je voulais parvenir à le bien comprendre, lui ou
tout autre être vivant, il me faudrait me servir de quelque chose
qui soit autrement pénétrant et perspicace pour voir que les deux
globes oculaires qui, logés dans mon crâne, scrutaient entre mes
paupières gens et choses.
Il me fallut pour
ainsi dire écarter mes yeux en tant que moyens d'observation et
commencer à me servir, pour voir, de mon penser. Cette pratique
n'est point si fantastique qu'il semblerait de prime abord. Elle a un
long précédent, établi par les hommes et les femmes les plus
distingués et les plus sages à travers l'histoire. Il est
intéressant de noter que presque tous se mirent d'accord sur les
principes de base suivants : nos cinq organes sensitifs nous donnent
un certain sens de l'univers et des différentes choses qu'il
contient, mais ne nous aident point à faire l'expérience des choses
telles qu'elles sont en réalité. Les organes des sens déforment
plutôt, en fait, la réalité ; tout se passe comme si nous
essayions de voir et de comprendre un merveilleux panorama au travers
d'un appareil photographique dont la lentille ne serait pas bien
ajustée. Les grands explorateurs spirituels qui ont recherché les
faits véritables au-delà des apparences nous ont dit que l'univers
est sans défaut dans sa conception, dans son dessein et dans son
opération. Mais ils ont fait remarquer que la
plupart des
humains ont de la difficulté à voir et à comprendre cet univers
véritable à cause de leur vision intérieure défectueuse et de
leur répugnance à corriger cette vision intérieure.
Étant descendus
au plus profond des mystères de toutes sortes de phénomènes, au
cours de leurs recherches pour découvrir les vraies réponses à
leurs questions, ces explorateurs émergèrent, ayant fait des
découvertes de nature à faire éclater les traditions
conventionnelles. Et l'une de ces découvertes les plus percutantes
fut celle-ci : que l'objet soit humain, animal, arbre, montagne,
plante ou de quelque nature que ce soit, là où cet objet paraît
être il y a le fait mental et spirituel fonctionnant dans
toute son intégrité et sa perfection. Ce fait spirituel ne peut
être reconnu par la vue humaine ordinaire, mais il est toujours
apparent à la claire vision intérieure.
Ces pionniers
spirituels, avec leur sagesse éclairée, et leur habilité à
définir les choses telles qu'elles sont en réalité, ont établi
des distinctions très nettes entre la réalité et la non-réalité
de l'existence. Du haut des sommets de leur discernement ils virent
que les phénomènes physiques ne sont pas des faits réels mais
seulement la contrefaçon du divin : un concept humain illusoire et
temporaire, déformation provoquée par une hypnose collective. "Du
tissu dont sont faits nos rêves" comme le dit Shakespeare.
Ils avaient plusieurs noms pour désigner la capacité intérieure au
moyen de laquelle ils étaient à même de distinguer le réel de
l'irréel. Certains d'entre eux l'appelaient "l'œil parfait de
la Vérité". D'autres préféraient dire "l'œil de
l'âme", ou "l'œil de l'Entendement" ou bien encore
"l'œil de l'Esprit". L'Indien d'Amérique, avec son
attitude simple et directe envers les grandes vérités de l'être,
appelle cette précieuse faculté "voir du dedans" ou
"entendre du dedans" ou "savoir du dedans".
C'est cette
faculté dont j'eus à me servir, en fin de compte, afin de commencer
à voir et à connaître Cœurvaillant tel qu'il était réellement
dans le plan suprême, le dessein de la vie. Mes contacts avec son
seul aspect biologique, tout en étant pleins d'intérêt, ne nous
avaient menés, ni l'un ni l'autre à rien, en tant qu'expressions
intelligentes et expansives de la vie. Au contraire, ils nous avaient
limités à ces ornières et à ces routines conventionnelles dans
lesquelles les humains et les chiens s'embourbent
depuis des siècles.
Mais lorsque je
commençai à sortir de ces ornières et de ces routines, et à en
sortir mentalement Cœurvaillant lui aussi, nous nous mîmes à
déborder de nos rives, pour ainsi dire, et à partager une existence
de laquelle je n'avais jamais ouï parler.
Notre fuite dans
ces plus grandes certitudes commença le jour où je me mis à
rechercher les qualités de son caractère, armé du livre de
synonymes et du dictionnaire.
Plus je
continuais cette recherche plus j'élevais mon concept de
Cœurvaillant hors du domaine physique pour pénétrer dans le
mental, passant ensuite hors du domaine mental pour entrer dans le
spirituel. Ainsi je le transposais constamment dans ce qui était sa
réalité au-delà de son apparence physique - une idée illimitée.
Ainsi, avec
l'aide conductrice du chien et le prenant pour point focal de mon
expérience, je reçus des leçons élémentaires sans prix, dans
l'art cosmique de voir les choses telles qu'elles sont - à travers
les brumes et les barrières qui semblent nous séparer tous les uns
des autres.
Le seul élément de film qui subsiste montrant Coeurvaillant au cinéma. Il date de 1927.
CHAPITRE 14
Chien des sommets
Chaque fois que
cela était possible, nous quittions la maison de bonne heure le
matin, Cœurvaillant et moi, pour aller parcourir la campagne
californienne, recherchant l'aventure et le plaisir pour nous deux et
l'accroissement de mon éducation. Au cours de ces sorties nous
n'observions qu'une seule règle : le processus démocratique de
l'autorité par roulement. Un jour c'était moi qui commandais
l'expédition et Cœurvaillant avait à se conformer à mes projets
dans tous leurs détails. La fois suivante, c'était son tour de
décider où nous irions et ce que nous ferions ; alors je lui
obéissais comme s'il avait été l'humain et moi le chien.
Comme j'ai
toujours au cœur l'appel des vagues salées, privilège de ceux qui
grandirent sur une côte rocheuse baignée par l'Océan, je nous
conduisais généralement en direction de l'Océan Pacifique lorsque
j'étais le commandant du jour.
Mais, bien que
Cœurvaillant aimât les plages et la natation, il préférait la
campagne, et plus cette campagne était élevée, plus il était
content. C'était bien un chien des sommets.
Un jour que je
chargeais la voiture de notre équipement pour partir vers une plage
lointaine, car j'étais commandant ce jour-là, Cœurvaillant se mit
à faire comme s'il ne voulait pas partir. Jamais je ne l'avais vu
agir ainsi. De toute évidence, quelque chose d'important le
préoccupait qu'il s'efforçait de me communiquer par ses aboiements
et une vive pantomime. Je compris qu'au lieu de partir avec moi en
voiture, il voulait que j'aille avec lui et sans voiture. Je décidai
de lui remettre la direction des jeux du jour ; c'était bien ce
qu'il souhaitait.
Je devinai que
quelque chose dans le voisinage immédiat l'intéressait
particulièrement et qu'il voulait me le montrer. Il me conduisit à
travers la campagne colorée pendant des kilomètres, jusqu'à ce que
nous atteignions l'une de ses montagnes favorites. Pendant un moment
nous restâmes étendus sur la douce terre chaude, nous reposant et
nous rechargeant. Puis il appliqua son museau sur ma joue un certain
nombre de fois pour m'avertir que la promenade devait se poursuivre,
et nous continuâmes d'avancer et de grimper.
Nous n'allions
pas sans peine ; la plupart du temps nous étions hors des routes,
des chemins et même des pistes, car c'est ainsi que Cœurvaillant
aimait voyager.
Mais le dur
effort en valait bien la peine à cause du panorama, du sentiment de
camaraderie qui nous liait et du privilège qu'il y avait à regarder
ce grand chien de guerre, en action sur un tel terrain.
Une vue d'une
surprenante beauté nous attendait, à la fin de l'après-midi, en
haut de la montagne. En bas, plus loin, la ville et la campagne
parsemée d'autres villes s'étendaient jusqu'au lointain Océan
Pacifique, aussi immobile qu'un grand panneau de verre. Tout était
saturé de couleurs ; un soleil flambant rouge s'enfonçait dans la
mer.
Pendant quelques
minutes, Cœurvaillant et moi nous contemplâmes cette splendeur.
Puis, sans que j'aie dit un mot, il avança vers un promontoire tout
proche, s'assit et reprit sa contemplation du couchant comme si
c'était uniquement pour cela qu'il avait gravi avec moi la montagne.
Je trouvai, non loin de lui, un endroit où je m'assis, jambes
croisées, pour regarder, moi aussi, le soleil couchant. Chose plus
importante encore, j'y étais à même d'observer le grand chien et
tout ce qu'il ferait.
Cette expérience
n'était point une nouveauté. J'ai déjà dit que Cœurvaillant
était un chien des sommets, que, lorsque c'était son tour de
diriger nos randonnées, il me conduisait souvent vers une colline ou
une montagne, tout comme aujourd'hui.
Parvenu en haut,
il ne perdait que rarement le temps de reconnaître le paysage comme
l'auraient fait la plupart des chiens. Au lieu de cela, il cherchait
un lieu d'observation et, l'ayant trouvé, il s'asseyait assez
solennellement et restait là pendant de longs moments. Quand il en
avait assez, il venait vers l'endroit où j'étais assis et aboyait
jusqu'à ce que je me sois mis debout ; alors, nous descendions la
montagne et rentrions à la maison.
Chaque fois qu'il
agissait ainsi je me perdais dans un labyrinthe de spéculations.
Pourquoi un chien ayant reçu une formation militaire et policière,
un chien possédant cette vitalité exceptionnelle, épris d'action,
aimait-il à rester assis si tranquillement, alors qu'aux alentours
il y avait tant de choses et de lieux intéressants ? Se pouvait-il
que, comme nous autres humains il se lassât par moments des routines
et des restrictions de la vie quotidienne et éprouvât l'impérieux
besoin de s'élever en un lieu où il pût se tenir au-dessus de
toutes choses pendant un temps, afin de se mouvoir
mentalement dans
de plus larges espaces et se renouveler ? Était-ce que, rompu aux
disciplines militaires et policières, il se figurât, étant là,
qu'il montait la garde ? Ou bien avait-il le sentiment d'être une
sorte d'Atlas, portant sur ses épaules les fardeaux du monde ?
Observait-il les mouvants objets en bas, d'un œil scrutateur,
s'efforçant de savoir s'ils étaient amis ou ennemis ?
Cœurvaillant se
tenait sur son promontoire comme s'il eut été taillé dans la
pierre, immobile mais intensément attentif, ses oreilles dressées
en position d'écoute, ses yeux et son museau pointés en avant.
Pendant un moment je l'observai, lui et la campagne en bas, essayant
de découvrir le point focal de son intérêt. Qu'est-ce qui pouvait
bien retenir ainsi complètement son attention ? Je décidai de
manœuvrer de manière à me trouver dans une position de laquelle je
pourrais voir mieux tout ce qui se passait. Centimètre par
centimètre j'atteignis, dans la position assise, un endroit d'où je
fus à même de le voir de face et d'observer le champ de sa vision.
A ma stupéfaction
je m'aperçus que Cœurvaillant ne regardait rien en bas. Son regard
était fixé sur un point dans le ciel très au-dessus de la ligne
d'horizon. Il fixait l'espace insondable. Dans cet espace, quelque
chose, que mes sens humains ne parvenaient pas à identifier,
retenait l'attention du grand chien comme le fer attire l'aimant ! Et
ce quelque chose lui donnait grande satisfaction, grand contentement,
grande paix de l'esprit. Non seulement cela était patent dans toute
sa personne, mais
l'atmosphère en
était comme parfumée.
J'avais observé
des pèlerins humains en de telles poses, méditant sur les cimes
sacrées en Orient. Je me mis à rêver... à rêver... à rêver...
CHAPITRE 15
Un chien répond
En un sens nous
menions une rêverie en tandem, Cœurvaillant occupant la position de
pilote, pour ainsi dire, et moi à l'arrière, faisant de mon mieux
mentalement pour pédaler avec lui dans la direction étrange qu'il
avait prise.
Où donc était
parti le chien dans ses processus mentaux tandis que son corps
physique actif, tout chargé d'une énergie peu commune reposait si
tranquillement sur ce promontoire ? Cœurvaillant était en contact
réciproque avec quelque chose de très sage et de très amical, cela
tout observateur attentif l'aurait vu ; mais ce qui aurait
probablement déconcerté cet observateur, comme je l'étais
moi-même, c'était la nature et le lieu de ce quelque chose.
Je me mis à
explorer toutes les directions, écoutant attentivement afin
d'entendre chaque murmure intuitif et suivant soigneusement chaque
directive. Je m'appuyais toujours pour cela sur deux faits solides :
d'abord le fait que la véritable identité de Cœurvaillant
s'étendait bien au-delà de son apparence physique. Ensuite, bien
que classifié comme étant "un chien" portant l'étiquette
que nous accrochons aux chiens, nous autres humains, de toutes les
limitations, il n'en était pas moins une très intelligente entité
pensante. De cela, je l'avais vu donner tous les jours la preuve, le
voyant raisonner et parvenir à ses propres conclusions pour les
traduire en une action effective.
"Si
l'identité de Cœurvaillant s'étend au-delà de son apparence
biologique, me disais-je "jusqu'où s'étend-elle ? Où sont
placées ses limites ? Cœurvaillant est vraiment intelligent, des
millions de personnes à travers le monde l'attesteront. Mais qui est
qualifié pour juger de l'étendue réelle de son intelligence ? Pour
cela, il faudrait changer de point de vue, mettre Cœurvaillant sur
un niveau de compréhension mutuelle ; ce n'est que de cette façon
que l'on pourrait découvrir ce que ce chien sait, mentalement et
spirituellement."
Ayant écarté
toutes limitations de mon imagination, je me demandais si
Cœurvaillant, assis là sur le promontoire, n'essayait pas, à sa
manière, de pénétrer les réalités invisibles au-delà de
l'apparence matérielle des choses. Je me demandais s'il ne faisait
pas effort pour parvenir aux dimensions les plus vastes de lui-même,
pour découvrir ce qu'était son être réel, comme l'aurait fait
tout humain sensible au milieu de tant de beautés naturelles. Mais,
mes spéculations ne me menèrent à rien, le brouillard
intellectuel était trop intense.
Enfin, pour
m'amuser, je décidai d'interviewer le chien comme s'il eut été un
étranger distingué mais dont je ne comprendrais que difficilement
la langue, et je fis comme un journaliste, lui parlant mentalement
pour ne pas troubler le silence de sanctuaire dans lequel nous nous
trouvions, projetant ce que je disais sans le secours des sons vers
le derrière de sa tête. Et je lui posais les questions les plus
intimes ayant trait à sa vie avec moi, entre nous, dans nos rapports
d'homme à animal. Ces questions étaient
sans ordre logique ; je demandais ce qui me venait à l'esprit et je
n'attendais point les réponses, en fait, je n'en attendais pas.
À court de
questions, je me détendis enfin dans un état d'agréable animation
suspendue, l'esprit vide. Soudain, et sans que j'eusse émis le
moindre son pour attirer son attention, Cœurvaillant tourna vers moi
sa tête et se mit à me fixer, à regarder à travers moi, me
sembla-t-il, avec ses grands yeux. Ce fut inattendu - et surprenant.
Je ne sais
combien de temps il demeura, ses yeux semblables à des rayons X
fixés sur moi. Il se peut que ce fût quelques minutes ou beaucoup
plus longtemps.
Cela me sembla
être comme l'histoire fabuleuse de cet antique moine, que vous savez
peut-être. Il sortit par un beau matin de printemps pour écouter
chanter une alouette qui se trouvait dans un pré, lorsqu'il revint,
tous ses condisciples étaient morts ; trois cents ans s'étaient
écoulés. En présence des grandes réalités, le temps et l'espace
disparaissent.
Enfin
Cœurvaillant ramena sa tête à sa position première et se remit
calmement à contempler l'espace. Alors - aussi facilement et aussi
naturellement que si de telles choses eussent fait partie de
l'expérience quotidienne - je compris que Cœurvaillant venait de me
répondre silencieusement. Et j'avais pu comprendre ce qu'il disait !
La preuve en était que j'étais en possession de presque toutes les
réponses aux questions que j'avais posées, des réponses qui, par
la suite, furent vérifiées en tous
leurs détails.
Assis là, le dos
tourné vers moi, Cœurvaillant avait entendu les questions que je
lui posais mentalement. Lorsque je m'étais complètement détendu
mentalement j'étais devenu réceptif, alors, tournant la tête dans
ma direction, il leur avait silencieusement répondu. J'avais parlé
à Cœurvaillant en une langue qui n'a point besoin d'être articulée
ni écrite, et il m'avait répondu dans le même langage. Sans un
échange de sons, sans un geste, chacun avait parfaitement compris
l'autre. Et j'avais enfin établi le contact avec ce silencieux
langage universel, apparemment perdu, que, comme l'ont indiqué il y
a si longtemps les anciens sages, tout être vivant a la capacité
innée de parler à tout autre être vivant, lorsque les esprits et
les cœurs sont convenablement accordés.
En suivant
Cœurvaillant, ce soir-là, pour rentrer à la maison, notre penser
et nos actes synchronisés comme jamais auparavant et agissant
consciemment au rythme de l'Intelligence et de l'Energie infinie dont
procèdent toutes choses, je compris soudain pourquoi les barrières
du langage avaient disparu entre le chien et moi. J'avais plaqué un
accord harmonieux dans la parenté universelle - le reste était venu
par surcroît.
CHAPITRE 16
Ponts mentaux
II n'est pas
facile d'expliquer en termes clairs la technique exacte qui permet
d'échanger des idées avec un chien au moyen d'une communication
silencieuse. Le premier obstacle à cette compréhension mutuelle est
l'attitude généralement adoptée qui s'oppose à tout ce qui n'est
pas habituel, particulièrement dans ce qui a trait aux animaux.
Une autre
difficulté vient du fait qu'établir des rapports rationnels de
cette manière avec un chien doit nécessairement être une aventure
de pionnier. On est forcé d'être son propre navigateur mental, de
parvenir à ses propres conclusions et d'en faire soi-même la
preuve. On est donc contraint d'agir à l'inverse de toutes les
notions conventionnelles sur les rapports entre les humains et les
bêtes.
Mon handicap le
plus grand, lorsque je voulus apprendre à converser avec
Cœurvaillant, me vint de l'assortiment de faux concepts dont j'avais
hérité, des erreurs accumulées pendant des siècles au sujet des
chiens. Et l'une de ces plus arrogantes idées était l'orgueil qui
me faisait penser qu'à cause de "ma supériorité"
divinement attribuée, j'étais, moi, qualifié pour communiquer de
haut certaines idées importantes aux animaux, mais que ceux-ci, à
cause de leur "infériorité divinement attribuée", n'étaient
capables que de communications de peu de valeur. Et même lorsque de
telles communications étaient possibles, elles ne pouvaient être
exprimées que grossièrement et d'une façon très limitée, comme
il convenait à une "créature muette, fonctionnant sur un plan
d'intelligence inférieure".
Cœurvaillant me
débarrassa de ces sottises. Pas tout d'un coup, mais jour après
jour, tandis que je le suivais, en l'observant attentivement, à
travers la campagne et assis, figurativement, à ses pieds, chez moi,
lui permettant de m'enseigner des choses que j'avais grand besoin de
connaître afin de devenir un meilleur compagnon pour lui, un
meilleur citoyen de l'univers aussi. Lorsque je consentis à être
instruit par un chien, Cœurvaillant m'impartit une sagesse
précieuse, des secrets merveilleux se rapportant à l'art qu'ont les
chiens de vivre pleinement et joyeusement dans le présent, sans
souci des circonstances.
Il me fit perdre
la mauvaise habitude de mépriser les autres entités vivantes, les
autres formes de vie, comme m'étant inférieures, limitées ou sans
rapport avec moi. Il me fit définitivement comprendre que si je
voulais vivre avec lui d'une façon intelligente, il me faudrait
faire en sorte que tous mes contacts mentaux avec lui soient aussi
élevés, aussi horizontaux et aussi étendus que possible. Il
m'apprit que je devrais toujours le considérer comme un semblable
inconditionné plutôt que comme "un chien" dans le sens
conventionnel et restrictif de ce terme.
De cet
enseignement, un pont mental, pour ainsi dire, s'établit entre nous.
Ce pont était à double sens, et non point à sens unique. Il
s'étendit de là où je paraissais fonctionner en tant qu' "humain"
jusque-là où Cœurvaillant semblait exister en tant que "chien".
Ce pont invisible nous reliant, il fut possible à mes pensées de le
traverser librement pour pénétrer le champ de son penser, et à ses
pensées de parvenir aux miennes. A cela, cependant, il y avait une
obligation stricte ; il me fallut apprendre à ne laisser traverser
dans sa direction que mes pensées les meilleures ; je savais que de
son côté il en
était de même.
Quand je
maintenais mon extrémité du pont assez haute, assez horizontale et
assez largement ouverte pour recevoir ou pour émettre, le trafic de
la pensée coulait entre nous d'une façon naturelle et de manière à
nous entraider. Cœurvaillant ne semblait avoir que rarement de la
difficulté à comprendre les pensées que je lui envoyais, qu'il
s'agisse de nouvelles, de suggestions, d'opinions, de questions ou
d'expressions d'appréciation. Et plus je m'y appliquais, plus il me
devenait facile de comprendre ce que
silencieusement, il me disait.
Parfois,
cependant, j'oubliais le rôle que j'avais à jouer dans notre
parenté.
J'élevais alors
l'extrémité du pont de telle sorte que celui-ci s'abaissait dans sa
direction comme d'un supérieur à un inférieur. Lorsque ceci se
produisait, l'invisible courant entre nous souffrait d'un
court-circuit et, de manière automatique, je retombais au niveau
relativement bas d'un de ces humains bornés qui essayent de faire
l'important dans l'ombre d'un chien intelligent.
Celui qui nous
aurait rencontrés, le chien et moi, assis tranquillement côte à
côte dans quelque coin pittoresque de la campagne, et auquel on
aurait dit très sérieusement que nous étions en train d'échanger,
au moyen du langage silencieux, de stimulants points de vue, aurait
sans doute eu bien du mal à le croire. Pourtant c'eut été la
vérité. Si cet homme avait voulu se joindre à nous, s'il avait
consenti à être suffisamment souple et assez réceptif, il aurait
partagé avec nous le simple langage universel dont
nous nous servions, ce langage qui s'exprime de cœur à cœur ["Le
langage est source de malentendus." - Antoine de St-Exupéry]
sans qu'il y ait besoin de sons.
Ce qui rendait si
faciles et enrichissantes nos conversations, c'était l'invisible
Facteur Primordial responsable de toute cette activité. Pour
comprendre ce profond secret, il est important de savoir que ce que
nous échangions, au cours de ces moments de communion, ce n'était
point ces échanges maladroits qui ont lieu entre "le cerveau
plus vaste et plus important d'un humain" et le "cerveau
plus petit et point important d'un chien". Pas du tout. Les
cerveaux, en tant que tels, n'y avaient pas plus d'importance que des
côtes. Il s'agissait de quelque chose d'infiniment plus puissant.
Et ce quelque
chose avait toute l'immensité, toute la puissance, toute
l'intelligence, tout l'amour de l'Entendement sans bornes de
l'Univers qui est en tout, à travers tout, et au-dessus de tout.
Ni Cœurvaillant
ni moi n'opérions ces communications de nous-mêmes. Ni l'un ni
l'autre ne s'exprimait en tant que penseur original, en tant que
source indépendante. Au contraire, c'était l'Entendement de
l'Univers qui communiquait à travers nous. Nous servions
d'instruments à son bon plaisir. Cet entendement primordial, sans
limites et éternel se mouvait à travers moi vers Cœurvaillant et à
travers Cœurvaillant vers moi.
C'est ainsi que
j'en vins à comprendre qu'il se meut à travers tout, partout, en un
incessant rythme d'harmonieuse parenté.
J'eus le
privilège d'apprendre de mon maître chien comment me débarrasser
de mon ego et de mon intellect humain, comment fondre le meilleur de
mon être au meilleur du sien, et comment permettre à l'Univers de
s'exprimer à travers nous, comme cet Univers, dans sa sagesse et sa
longue expérience, sait si bien le faire.
À suivre...
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