CHAPITRE 5
Tenir compagnie
Il n'est point
facile de savoir être le compagnon d'un chien qui est une célèbre
vedette de cinéma. Ici la difficulté était Cœurvaillant lui-même.
Il était trop mystérieux, trop sûr de soi, trop capable, trop
"vache sacrée" pour moi dont la connaissance des chiens
était limitée. Ce qui était à ma portée c'était un spécimen
plus ordinaire, un chien, par exemple, venu de la fourrière qui, non
seulement avait besoin d'un ami, mais qui se trouverait, sans cet
ami, en danger de subir le sort des animaux perdus.
Cœurvaillant
était l'animal le plus extraordinaire que j'eusse jamais vu. Il
était particulièrement distingué par ses processus pensants, par
la façon dont il raisonnait les choses, parvenait à ses propres
conclusions et puis traduisait ses conclusions en action pratique
sans le secours humain. Une telle indépendance, une telle sagesse
chez un chien étaient difficiles à admettre, même pendant qu'on en
observait l'opération.
Cœurvaillant
recevait de nouveaux jouets que lui envoyaient ses admirateurs de
toutes les parties du monde, et il aimait beaucoup jouer avec eux.
Lorsqu'il en avait envie, il ouvrait le placard qui les contenait,
les regardait pendant quelques instants, puis il en choisissait un
avec ses dents, sortait du placard à reculons, fermait avec soin la
porte, emmenait le jouet au jardin et s'en amusait. Lorsqu'il en
avait assez, il rentrait son jouet, ouvrait la porte du placard,
plaçait le jouet exactement à l'endroit où il l'avait pris et s'en
allait, ayant soigneusement refermé la porte.
S'il me voyait
commencer un travail - faire le lit, le ménage, bouger des meubles,
laver la voiture ou jardiner - il insistait pour me venir en aide, se
servant de ses mâchoires au lieu des mains et m'aidant toujours
efficacement.
J'avais été
autorisé à prendre complètement en charge Cœurvaillant et à
diriger toutes ses activités privées ou publiques, mais il se mit
en devoir de renverser cet ordre des choses quelques minutes après
notre rencontre : il prit soin de moi comme s'il avait été l'humain
et moi le chien. Sa formation, naturellement, avait comporté des
travaux de police et de guerre, de sorte qu'il avait l'habitude de
prendre en charge gens et choses. Et du fait de sa force physique et
de ses records de combat, on n'était point tenté d'en disputer avec
lui. Il m'accepta de bonne grâce en tant que compagnon provisoire,
comme on le lui avait ordonné, mais il donna sans cesse l'impression
de me prendre, en réalité, en charge et que l'acceptation de sa
part de quelque autorité dont je fisse preuve, n'était que
concession temporaire.
J'avais toujours
considéré que j'étais en droit de m'aller coucher et de me lever à
l'heure qu'il me plaisait pourvu, bien entendu, que ce choix ne fut
point contraire à mes devoirs, mais Cœurvaillant n'approuva pas
cette attitude, probablement à cause de sa stricte formation
militaire en Allemagne.
Il avait coutume
de sauter hors du lit à six heures précises chaque matin, plein
d'énergie, de spontanéité et d'enthousiasme. Il n'était pas
besoin de le faire sortir ; il ouvrait lui-même toutes les portes et
s'en allait. Il y avait, entre la chambre à coucher et la salle de
séjour une vieille porte, qui, de temps à autre lui résistait. Il
considérait cela de toute évidence comme un affront. Sa gorge
émettait des sons menaçants, il refermait ses puissantes mâchoires
sur la poignée et, jetant tout le poids de ses 125 livres dans son
effort, il soulevait la vieille porte hors de ses gonds.
Avant qu'une
heure ne passât il revenait à toute allure dans la chambre à
coucher, surchargé d'air frais, de vitalité et d'énergie, puis il
se mettait à aboyer dans ma direction pour m'aviser qu'il était
l'heure de me lever et de m'agiter, particulièrement en vue de
préparer le déjeuner. Si je ne répondais pas, il arrachait les
draps et les couvertures du lit et les traînait à l'autre bout de
la pièce. S'il n'obtenait pas de résultat, il s'emparait de mes
pyjamas et tirait dessus jusqu'à ce que, soit moi, soit un fragment
de pyjama le suive. Le soir, lorsqu'il avait décidé que j'avais
assez veillé, il se mettait à aboyer et à tirer sur mes vêtements
afin de m'informer officiellement qu'il était temps que je quitte ce
que je faisais pour m'aller coucher. S'il se trouvait que j'eusse en
main un livre, il me le retirait souvent, courait dans la pièce
voisine et le laissait tomber sur le lit pour me faire comprendre que
là était ma place, jusqu'à nouvel ordre de sa part.
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Pendant le tournage de "Croc blanc" |
Comme presque
tous les chiens et aussi tous les enfants dont le développement
naturel n'a pas été contrarié, Cœurvaillant était passé maître
dans l'art de vivre pleinement et complètement dans le moment
présent. Il savait tirer de l'occasion, de la circonstance
immédiates, le maximum d'intérêt et de plaisir. Même lorsqu'il
paraissait dormir, cette magie, de toute évidence, se poursuivait
car son corps vibrait, sautait, frémissait tandis qu'il participait
à toutes sortes d'aventures dans le royaume de sa propre
imagination.
Il était clair
que Cœurvaillant était persuadé que la vie est faite pour être
vécue et partagée aussi pleinement que possible et que le monde
n'est point une arène mais un terrain de jeux. Et il se mit en
devoir de me montrer comment nos rapports pouvaient se transformer en
de perpétuelles vacances. Une partie de ces vacances se déroulait à
la maison, le reste se passait à explorer la campagne. Les vacances
à la maison résultaient des devoirs que l'on ne pouvait éviter et,
tandis que je m'en chargeais, Cœurvaillant se divertissait. Il avait
compris que je ne devais pas être dérangé lorsque je travaillais à
mon bureau et se gardait bien de le faire intentionnellement.
Pourtant il m'interrompait sans cesse, parce que je ne résistais pas
à la tentation de l'observer, lui et les choses intéressantes qu'il
faisait de son propre chef.
Au cours de ses
sessions à la maison, Cœurvaillant se donnait la comédie. Il en
était le metteur en scène, le directeur, l'acteur, l'auteur et le
public tout à la fois, et il ne s'ennuyait jamais. Si cela se
produisait il passait à autre chose. Les seuls autres êtres vivants
avec lesquels il partageait ses passe-temps étaient les insectes.
Ceux-ci le fascinaient et l'enchantaient. Chaque fois qu'il en voyait
un ramper le long du sol, il le suivait avec la plus intense et la
plus amicale curiosité, essayant de découvrir où ce petit être se
rendait et ce qu'il allait faire une fois arrivé.
Mais peut-être
la plus inoubliable comédie qu'il se donnait était-elle celle pour
laquelle il se servait d'un vieux soulier que nous avions trouvé au
cours de nos promenades et qu'il affectionnait particulièrement. Il
exécutait autour de ce soulier des figures de danse à quatre pattes
comme si cet objet était une sorte de symbole que seul il savait
interpréter ; et dans ces représentations dramatiques, le vieux
soulier semblait représenter tout ce que Cœurvaillant aimait ou
détestait. Et en jouant dans mon jardin avec cette vieille
chaussure, avec moi pour seul spectateur, il donnait une
représentation
aussi magnifique que devant les caméras ou les salles pleines
d'admirateurs enthousiasmés.
CHAPITRE 6
Lecteur des
pensées
Plus
les jours se
suivaient dans notre retraite au milieu des collines de Hollywood,
loin des lieux de parade des dieux et des déesses du monde du cinéma,
loin des renards de la publicité et des bruits incessants des
sirènes de cette publicité, plus Cœurvaillant m'apparaissait
merveilleux et incompréhensible. Cette partie de son individu avec
laquelle je dormais, mangeais, marchais et jouais était relativement
facile à comprendre. Il en était autrement de son individu mental,
de cet invisible et mystérieux individu qui fonctionnait si
efficacement derrière son apparence physique et
qui lui
permettait d'accomplir des choses si extraordinaires.
Puis, un jour, il
se produisit quelque chose qui donna à nos rapports un tour tout à
fait nouveau, une signification nouvelle. Ce fut par un très beau
matin de printemps qui faisait suite à plusieurs jours de pluie. Le
vent qui venait de l'océan pacifique était chargé d'un vivifiant
goût de sel tandis que du désert, en direction opposée, venait un
chaud parfum de sauge. Ce n'était pas le jour de rester assis à un
bureau pour frapper sur une machine à écrire ; il ne pouvait non
plus être question de goûter un temps pareil à travers des portes
et des fenêtres, même ouvertes.
"Aurai-je le
courage de terminer mon travail ?" me demandai-je, "Ou bien
ferai-je avec Cœurvaillant une escapade dans les collines pendant le
reste de la journée ?"
Sans discuter
plus longtemps, je pris ce dernier parti. Quelques secondes après
que cette décision eut été prise, la porte d'entrée de service
fut violemment ouverte et Cœurvaillant entra précipitamment,
frénétiquement agité. Dérapant vers l'endroit où j'étais assis,
il lécha brièvement une de mes mains, se précipita dans la chambre
à coucher et en sortit presque immédiatement avec un vieux sweater
que j'arborais pour nos randonnées. Puis il repartit pour la chambre
à coucher et revint avec mes blue-jeans. Vinrent ensuite un de mes
souliers de marche, puis l'autre et enfin ma canne irlandaise. Il
déposa soigneusement tous ces objets à mes pieds. En cinq
incursions dans la chambre, rapidement exécutées, il m'avait
apporté tout ce dont j'avais besoin pour notre promenade. Puis,
sortant, tournant et aboyant de toutes ses forces, il me fit
comprendre qu'il convenait de se mettre immédiatement en route, et
plus vite encore si possible.
Je le regardais
stupéfait. Comment ce chien savait-il que j'avais changé mes
projets et que je me disposais à l'emmener faire une promenade ?
Aucune communication extérieure n'avait eu lieu entre nous. En fait,
je ne savais pas exactement où il était depuis plusieurs heures.
Dans ce que je croyais être le secret de mon esprit, j'avais
subitement changé d'intention et voilà qu'il apparaissait, de toute évidence, au
courant de ce changement.
Tard dans la
nuit, Cœurvaillant et moi nous errâmes dans la campagne ; il
cherchait l'aventure et je le suivais, aussi étourdi
intellectuellement et déconcerté que je ne l'avais jamais été de
ma vie.
Tandis que nous
nous rapprochions de la maison, il me vint à l'esprit que
Cœurvaillant lisait mes pensées depuis notre rencontre, mais que je
n'avais eu ni la sagesse ni assez de vivacité d'esprit pour m'en
rendre compte auparavant. Et je me souvins des très nombreuses fois
où Cœurvaillant avait, sans aucun doute, compris mes intentions et
mes projets avant que je n'aie pu les mettre à exécution.
"Comment s'y
prend-il ?" me demandai-je à maintes et maintes reprises tout
en le suivant sur la piste. Cette capacité pour lire les pensées
est-elle innée et naturelle à tous les chiens, peut-être à tous
les animaux, ou bien est-ce un don spécial à un chien comme
Cœurvaillant et que quelqu'un lui a appris à exprimer ? Je
retournais tout cela en mon esprit sans trouver de réponse
satisfaisante ; je ne trouvais rien, si ce n'était la preuve
indéniable que ce chien pénétrait mon esprit et y lisait avec
aisance et exactitude quand il le voulait.
Je me mis à lire
d'innombrables livres sur les chiens. J'y appris bien des choses
relatives à la sélection, à l'élevage, à l'entraînement et aux
soins à donner, aux expositions canines, à la vente des chiens aux
meilleures conditions, mais aucun de ces ouvrages ne m'apprit comment
Cœurvaillant était capable de lire ma pensée. Ici et là, un
auteur semblait se diriger dans cette voie d'une manière générale,
mais il ne tardait pas à dévier pour étudier le chien comme un
spécimen biologique et citer sa valeur marchande telle qu'elle est
fixée par les professionnels de la question.
Ces livres ne
parlaient que des effets physiques plutôt que des causes mentales
provoquant ces effets. Ce que je recherchais, c'était quelqu'un qui
puisse m'expliquer la mentalité du chien, qui m'enseigne ce que
c'est que ce charme invisible et mystérieux qui nous les rend si
attachants.
Aucun des auteurs
que j'avais consultés ne semblait penser que cela fut si important.
Alors, je me mis à consulter en personne toutes sortes d'experts,
amateurs et professionnels, depuis les voleurs de chiens jusqu'aux
juges des expositions internationales. Presque tous avaient eu des
expériences au cours desquelles des chiens avaient lu dans leurs
pensées aussi facilement, aussi correctement que Cœurvaillant
dans la mienne. Tous avaient connu des chiens capables de prévoir
et, en quelque sorte, de prédire des événements avant que ces
événements se manifestent. Mais aucun ne s'était assez intéressé
à ce phénomène pour l'étudier.
Chaque fois que
je demandais à l'un de ces experts de m'expliquer ce qui permet à
un chien de lire dans le penser humain, comme tous les chiens
paraissent capables de le faire, de voir ou de pressentir des choses
invisibles, il parlait d'abondance pour finir par me dire que c'était
là un "instinct naturel" que presque tous les chiens
possèdent dans une certaine mesure.
Je lui demandais
alors ce qu'il entendait par le terme "instinct naturel" et
comment il se faisait que cet instinct fonctionnât non seulement
entre chiens mais entre un chien et un être humain, alors il
reprenait son flot de paroles, se lançait dans des termes techniques
pour se perdre dans un salmigondis professionnel, me laissant très
exactement au point d'où j'étais parti.
CHAPITRE 7
Maître détective
Un jour, un
étranger à l'allure distinguée, à l'accent doux et plein de
charme vint nous rendre visite, à Cœurvaillant et moi. Il se
présenta comme un écrivain qui avait été spécialement envoyé en
Californie par un célèbre éditeur européen afin d'écrire une
série d'articles au sujet de Cœurvaillant, articles qui devaient
paraître sous la forme d'un livre. Il se mit à me poser de
nombreuses questions au sujet du grand chien, tout comme s'il eut été
un procureur général. Il voulait savoir comment Cœurvaillant
avait été dressé pour faire du cinéma, comment il se comportait
devant les caméras et comment certains effets dans certains films
avaient été obtenus.
Lorsqu'il comprit
que je ne m'occupais en aucune façon de l'entraînement et des films
de notre chien, que je ne faisais qu'en prendre soin durant que son
maître, ses producteurs et metteur en scène étaient absents,
l'intérêt que me témoignait cet homme disparut et il se montra
assez désagréable. Je ne parvenais pas à comprendre ce changement
subit d'attitude. Pour faire diversion, je lui suggérai de
m'accompagner dehors où je serais heureux, lui dis-je, de lui
présenter Cœurvaillant qu'il pourrait alors observer, pour écrire
ensuite ce qu'il lui plairait.
Cœurvaillant
marchait tranquillement sur la pelouse ; en nous voyant, il s'arrêta
soudain, une de ses pattes soulevée de terre, et il se mit à fixer
notre visiteur d'un regard que je ne lui avais jamais vu. Le poil se
hérissa autour de son cou. Il chargea. L'homme qui se tenait à mes
côtés se retourna et se précipita en direction de la porte de
service, mais il était trop tard. Cœurvaillant l'attrapa à la
cheville, le jeta à terre, saisit un de ses bras et le retourna sans
cérémonie sur le dos. Les crocs du chien menaçaient le menton de
l'homme, on eut dit qu'il s'apprêtait à l'égorger et cela était
presque aussi terrifiant pour moi que pour l'homme. Par bonheur pour
lui, il resta immobile.
Je parvins à
retirer Cœurvaillant et à faire rentrer l'homme dans la maison. Il
avait eu très peur et demeurait tremblant et il s'en alla, proférant
toutes sortes de menaces de poursuites judiciaires et de mauvaise
publicité.
J'étais fort
mécontent de Cœurvaillant et de la fâcheuse posture dans laquelle
il nous avait mis et je me demandais ce qu'il convenait de faire en
vue de ces poursuites. Quant à lui, il était aussi calme que si
rien de fâcheux ne se fut produit. Je me demandais s'il était
possible qu'il eut détecté dans les intentions de notre visiteur
quelque chose qui méritât cet accueil.
Avant la fin du
jour suivant, j'étais renseigné complètement sur le compte de ce
visiteur. Il n'était point du tout écrivain et pas davantage
émissaire d'un éditeur, aucune de ses allégations n'était exacte.
C'était un entraîneur professionnel de chiens qui avait amené à
Hollywood un berger allemand dans l'espoir de faire avec lui des
films pour faire fortune. Il avait, me dit-on, un vague contrat avec,
pour condition, sa découverte du secret des remarquables exploits de
Cœurvaillant devant les caméras, exploits qu'il devait être à
même de renouveler avec son propre chien.
Cet homme, par
son apparence et sa comédie, m'avait complètement trompé, mais pas
une seconde il n'avait dupé Cœurvaillant.
Une autre fois
nous nous trouvions tous deux dans un grand building de Los Angeles
et nous allâmes saluer un ami avocat qui y avait ses bureaux.
Celui-ci fut si ravi de voir le chien célèbre qu'il voulut que son
associé, en conférence dans un bureau adjacent, le vit également.
Lorsque nous y entrâmes, l'associé de mon ami se trouvait assis à
un large bureau en compagnie de deux hommes qui étaient placés
chacun à l'autre bout. Tous trois se levèrent et dévisagèrent
Cœurvaillant comme des enfants fixant un jouet. Soudain, et sans le
moindre avertissement, Cœurvaillant se mit à aboyer d'une façon
menaçante et se précipita sur l'homme qui se tenait à la droite du
bureau. Il ne put l'atteindre, le collier qu'il avait autour du cou
l'en empêcha, mais, pendant les minutes qui suivirent, la pièce fut
pleine d'animation car les quatre hommes s'élançaient vers la
sortie aussi vite qu'ils le pouvaient. Ils venaient de voir
Cœurvaillant en action. Enfin je parvins à faire sortir le chien de
la pièce mais ce fut au prix de toutes mes forces.
Lorsque le calme
fut revenu, je m'excusai auprès de mon ami de l'agitation dont nous
étions cause. Je lui fis part également de la découverte que
j'avais faite de l'habileté du chien à lire les pensées et les
motifs de ceux qui l'entouraient. Mon avocat, possédant lui-même un
chien et étant, de surcroît, philosophe, fut profondément
intéressé. En vue de mettre à l'épreuve ce que je venais de lui
révéler, je suggérai
qu'il se renseignât sur les motifs réels et sur les intentions de
l'homme que Cœurvaillant avait essayé d'attaquer. A la surprise des
deux avocats, on apprit que cet individu était un des plus
malhonnêtes magnats d'affaires du pays. Plus tard, il fut incriminé.
Cet homme paraissait charmant, il était reçu dans la meilleure
société et depuis des années il avait berné avec succès et
dépouillé d'innombrables hommes riches, mais il n'avait pas trompé
le chien.
Il n'était pas
nécessaire que je sois dans le champ d'observation physique de
Cœurvaillant pour qu'il lise correctement mes pensées et connaisse
mes projets. Il y parvenait à distance aussi aisément que s'il
avait été assis auprès de moi. Par exemple, une ou deux fois par
semaine je déjeunais dans un club de Los Angeles qui se trouvait à
plus de quinze kilomètres de l'endroit où nous vivions,
Cœurvaillant et moi. Chaque fois, un ami venait me remplacer pour le
surveiller. Je ne donnais jamais l'heure exacte de mon retour, mais
au moment précis où je décidais de quitter le club pour rentrer
chez moi, Cœurvaillant quittait toujours ce qu'il était en train de
faire et se plaçait à son poste favori d'observation pour attendre
patiemment de me voir tourner le coin de la rue et grimper la
colline.
CHAPITRE 8
En flânant
Presque tout ce
qui se passait, en fait de communication, silencieuse ou non, entre
Cœurvaillant et moi, se faisait dans une seule direction : de moi à
lui. Il ne semblait jamais avoir la moindre difficulté à comprendre
mes pensées inexprimées, mes sentiments, mes intentions, mes
projets, mais moi je ne pouvais jamais déceler ce qu'il projetait à
moins qu'il ne m'en avertisse en aboyant ou par quelque forme simple
de pantomime. Jour et nuit, j'étudiais avec attention presque tout
ce que faisait Cœurvaillant. Je lui donnais rarement des ordres ; il
jouissait de toute la liberté possible. Il lui était loisible
d'être lui-même et de s'exprimer tout à fait à sa guise. Puis, il
se produisit un nouvel événement.
Cœurvaillant et
moi nous nous livrions à un de nos passe-temps favoris. Nous avions
fermé la porte aux visiteurs, réduit le téléphone au silence et
nous nous abandonnions à cet art presque totalement perdu qu'est la
flânerie, la paresse, dans le farniente déterminé.
Cœurvaillant
était maître en cet art. Lorsqu'il avait quelque chose à faire, il
y mettait tous ses efforts, mais, lorsque rien qui fût d'un intérêt
spécial ne retenait son attention, il se détendait complètement et
flânait.
Nous flânions
donc, Cœurvaillant et moi, étendus sur le sol de la salle de
séjour, ma tête reposant sur ses côtes. Mon seul souci était le
désir somnolant que chacun puisse se sentir aussi à l'aise et aussi
satisfait de la vie que je l'étais moi-même à ce moment.
De temps en temps
Cœurvaillant émettait un profond soupir de contentement et agitait
sa queue pour m'indiquer que, pour lui aussi, tout allait bien. Au
milieu de cette flânerie, quelque chose sembla faire explosion au
centre de mon esprit, faisant éclater toute paresse et je me
retrouvai debout. Cœurvaillant avait dû ressentir la même
impulsion intérieure car il se dressa sur ses pattes, regarda
curieusement dans toutes les directions, puis il s'assit et se mit à
me fixer avec une expression intense. Il me fixait, me fixait, me
fixait, et je ne pus m'empêcher de faire de même à son égard.
Je pensai que
quelque chose de mental, ayant trait à nos rapports, venait d'avoir
lieu et que Cœurvaillant s'efforçait, à sa manière, de m'en
aviser. J'essayai d'être aussi attentif intérieurement et aussi
réceptif que possible. Pendant un moment il ne se passa rien. Puis
je commençai à recevoir l'impression mentale extrêmement distincte
suivante : si je voulais vraiment comprendre ce grand chien, il me
fallait cesser de le localiser dans les bornes de son corps et le
chercher dans une dimension plus expansive.
Cœurvaillant
s'étant levé, se secoua vigoureusement, marcha le long de la pièce,
revint, puis s'étendit à nouveau sur le sol, indiquant ainsi
clairement que son rôle, dans la circonstance, était terminé. Il
retournait à sa flânerie et sa queue, frappant le sol, montrait
qu'il estimait que je devais en faire autant.
Mais j'en avais
fini moi, avec la flânerie, j'avais un travail immédiat et sérieux
à faire. Je me sentais dans l'obligation de démêler les méandres
de plus en plus mystificateurs que prenait notre aventure.
Nous étions tous
les deux, je le savais, une expression individuelle de la vie et de
l'intelligence. Et puisque cela était clair, il fallait donc, me
dis-je, qu'il y eût un point de contact qui nous permette à tous
deux de nous rencontrer pour nous comprendre parfaitement. Mais
comment, me demandai-je, parvient-on à accomplir un tel exploit dans
les rapports entre chien et humain ? Comment découvrir son invisible
individualité, opérant au travers de son individualité physique ?
A qui m'adresser pour recevoir de
l'aide à ce sujet ?
Tout à coup il
me vint à l'esprit que j'avais complètement oublié de me mettre en
rapport avec le seul homme capable de m'aider vraiment à résoudre
l'énigme de Cœurvaillant. Mais pouvais-je trouver cet homme ? Et,
l'ayant trouvé, saurais-je obtenir de lui qu'il me vienne en aide ?
A l'aurore, le lendemain, je me mis en marche vers le désert Mojave.
À suivre...
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