Partie 1 ICI.
Wolf-Meyer accuse le capitalisme en
général et le capitalisme américain en particulier de transformer
un comportement autrefois parfaitement ordinaire en une affaire
méritant des médicaments. ''Le modèle de sommeil d'une traite est
fondé sur un durcissement des autres heures institutionnalisées de
la société américaine, avant tout le temps de travail'', écrit-il.
C'est ''largement un sous-produit d'une journée de travail dans
l'industrie, qui commençait à l'aube et finissait au crépuscule et
durait entre douze et seize heures et s'est raccourcie pour n'arriver
à huit heures qu'au tournant du 20ème siècle''. Il y a tellement
de gens qui ont des difficultés à trouver assez de sommeil entre 23
h et 7 h du matin parce qu'ils ne sont pas adaptés à ces horaires.
Till Roenneberg, l'auteur de ''Temps
interne : les chronotypes, décalages horaires sociaux et
pourquoi vous êtes si fatigués'' et professeur de psychologie
médicale à l'université de Munich, accuse aussi la journée de
travail moderne de notre torpeur générale. Mais Roenneberg voit
cela pas tant comme le sous-produit du capitalisme industriel que la
bizarrerie de la physiologie humaine.
Chacun de nous possède une horloge
interne, ou, pour utiliser le terme de l'auteur, un ''chronotype''.
Soit nous avons envie d'aller au lit de bonne heure et nous réveiller
à l'aube, dans quel cas nous sommes des ''alouettes'', soit nous
aimons rester debout tard et nous lever plus tard, ce qui fait de
nous des ''chouettes''. Durant la semaine on attend de tout le monde
d'aller au travail plus ou moins à la même heure – disons à 9 h.
C'est très bien adapté pour les alouettes. Les chouettes savent
qu'elles devraient aller au lit à une heure raisonnable, mais ne le
peuvent pas – ce sont des chouettes. Elles finissent donc par
devoir se lever une, deux, ou, dans les cas extrêmes, trois heures
plus tôt que ce que leur dicterait leur horloge interne. C'est ce
qu'invoque Roenneberg quand il parle de décalage horaire social –
chaque jour de travail, les chouettes s'endorment dans une zone de
temps et, en effet, se réveillent dans une autre. Quand la semaine
est finie, elles sont épuisées. Elles récupèrent leur zone
horaire interne les fins de semaine et font la grasse matinée le
samedi et le dimanche. Et le lundi, elles redémarrent le processus à
zéro.
Ni "alouette", ni "chouette"... |
Pour les alouettes, le problème est
inverse. La vie sociale est ainsi faite qu'il est difficile d'en
avoir une à moins de veiller tard le vendredi et le samedi soir.
Mais même quand les alouettes ont fait la fête jusqu'à 3 h du
matin, elles ne peuvent faire la grasse matinée le jour suivant –
ce sont des alouettes. Elles titubent donc jusqu'au lundi où elles
peuvent enfin se reposer.
Selon Roenneberg, l'âge a aussi une
grosse influence sur le chronotype. Les petits enfants ont tendance à
être des alouettes, ce qui explique qu'ils rendent leurs parents
fous en étant debout au lever du soleil. Les adolescents sont des
chouettes, c'est pourquoi les collèges sont remplis d'étudiants qui
ressemblent (et agissent) comme des zombis. Roenneberg se fait
l'avocat d'une planification des classes de collège pour un
démarrage plus tardif des cours, et il cite des études montrant que
les écoles qui retardent le début du premier cours voient les
performances, la motivation et la concentration augmenter. Mais, note
Roenneberg, les enseignants et les administrateurs d'école résistent
généralement à un changement, préférant croire que le problème
est insoluble.
Le Centre pour les troubles du sommeil
d'Albany, état de New York, est logé dans un bâtiment de bureau
quelconque dans un parc de bureau quelconque près de la route
90.C'est à environ une heure de voiture de chez moi et il n'y a pas
longtemps j'ai pris la décision de faire un examen. J'ai des
problèmes de sommeil entre 23 h et 7 h du matin et j'ai pensé que
dans un esprit d'auto-expérimentation, ce pourrait être intéressant
de découvrir ce qu'il en est. On m'avait dit de me présenter au
centre un soir à 8 h. À mon arrivée, une hôtesse me fit entrer
dans une pièce ressemblant à ce qu'on pourrait trouver dans un
Holiday Inn. Elle me tendit un formulaire de consentement et me
conseilla d'aller dans la salle de bains pour me mettre en pyjama.
Dans la chambre, une caméra au plafond allait filmer tout ce que je
faisais.
C'était une nuit très affairée au
centre et pendant un moment je suis restée toute seule. Je me suis
occupée en lisant des dépliants que j'avais récupéré sur mon
chemin – ''Somnolence au volant'', ''Sommeil et dépression'', ''La
narcolepsie et vous''. Aux environs de 22 h, une assistante vint me
chercher. Elle prit diverses mesures de ma tête, d'avant en arrière,
latéralement – et commença à me fixer des électrodes :
trois à l'arrière du cuir chevelu, deux sur chaque tempe, trois
autres sur mon menton, deux sur chaque jambe et deux sur ma poitrine.
Chaque électrode se prolongeait par un fil électrique de couleur
codée, qui était branché dans ce qui ressemblait à un plateau de
backgammon. Des tubes en caoutchouc étaient fixés dans mon nez et
ma bouche, j'avais une ceinture autour de ma poitrine et de ma taille
et un moniteur d'oxygène qui émettait une lueur rouge étrange
était scotché sur mon index. Moi et les fils et le plateau de
backgammon allèrent au lit. L'assistante brancha le plateau dans un
appareil enregistreur de données et attacha deux autres fils à
chaque ceinture. Elle me souhaita ensuite une bonne nuit.
L'un des grands mystères du sommeil
est pourquoi nous dormons. À l'évidence tout animal qui pourrait
devenir une proie a avantage à rester alerte et même les
prédateurs, quand ils sommeillent, perdent un temps qui pourrait
autrement servir à rechercher des victimes. Pourtant le sommeil est
une très longue histoire d'évolution. Il est difficile de mesurer
les ondes cérébrales d'une mouche, mais même des insectes sur
terre depuis 400 millions d'années semblent avoir besoin de fermer
l'oeil. Dans les années 80, Allan Rechtschaffen et Bernard Bergmann,
comme Kleitman et les chercheurs spécialistes en sommeil de
l'université de Chicago, réalisèrent ce qu'on considère
aujourd'hui comme l'une des expériences classiques dans le domaine.
Elle montrait que des rats, quand on les privait totalement de
sommeil, mouraient au bout de deux ou trois semaines. Mais
Rechtschaffen et Bergmann ne pouvaient jamais réussir à comprendre
la cause précise de la mort des rats et ils écrivirent donc en 2002
dans un article complémentaire, ''que ce symptôme dramatique ne
nous a pas appris grand-chose sur la raison d'un besoin de sommeil''.
Rechtschaffen a observé que ''si dormir n'est utile à absolument
aucune fonction vitale, c'est la plus grande erreur d'évolution
jamais réalisée''.
Ce qui a suivi l'extinction des
lumières au Centre des troubles du sommeil a été, de manière
assez prévisible, de ne pas dormir. (imaginez pendant un moment
d'aller vous coucher dans une boîte à fusibles.) À chaque fois que
je bougeais, je m'emmêlais dans un fil. Mes jambes me démangeaient
à l'endroit d'attache des électrodes. À un moment, j'en ai arraché
une ; l'assistante, qui enregistrait les nombreux flux de mes
données se pointa pour la rebrancher. Je décidais que faisant ceci
plus par curiosité que par besoin médical, je pouvais enlever le
tube de mon nez. L'assistante ne fut pas d'accord. Elle se repointa
et me dit de le remettre. J'imaginais quelqu'un regardant une vidéo
de moi me tournant et me retournant dans une chambre obscure. Je me
demandais comment même on pouvait faire une vidéo de quelqu'un dans
une chambre sombre : qu'y avait-il à voir dans le noir ?
Je tombais dans la routine familière de me faire du souci de ne
pouvoir dormir, ce qui faisait encore plus fuir le sommeil.
Finalement, après ce qu'il m'a paru
être plusieurs heures, je m'écroulais de sommeil. Ce qui arriva
ensuite fut le retour de l'assistante, me disant qu'il était l'heure
de me lever. Il était 6 h. J'avais un besoin désespéré de café,
mais apparemment les centres de sommeil ne pensent pas à fournir de
la caféine aux insomniaques. Je savais qu'il y avait une caféteria
près de l'aéroport d'Albany, à environ 10 minutes de voiture. En y
allant, encore en plein cirage, je pensais à la brochure dans mon
sac sur la ''somnolence au volant''. ''Il n'y a pas de substitut au
sommeil'', avertissait-elle. Quelques semaines plus tard, je
retournais au centre pour chercher les résultats. Le Dr David Palat,
un pneumologue qui travaille sur les troubles du sommeil, me dit que
l'assistante avait scanné les données obtenues pendant la nuit –
de nos jours, bien sûr, les données sont enregistrées par
ordinateur, plutôt que sur des bandes de papier – et avait analysé
les informations de manière à ce qu'elles puissent être présentées
dans une séries de tableaux. Il me tendit un imprimé de 6 pages.
Les tableaux indiquaient que la nuit ne s'était pas aussi mal passée
que je pouvais le penser. Cela aurait pu être bien pire.
Le premier tableau montrait que j'avais
passé 6 heures et 42 minutes dans le lit, et que j'avais dormi
pendant 4 heures et 2 minutes. Mais je n'étais pas resté éveillée
pendant presque trois heures et ensuite endormie d'un coup comme je
l'avais imaginé. Un graphique, qu'on appelle un hypnogramme,
retraçait mes cycles d'insomnie en passant par les stades de sommeil
– 1, 2, 3 et celui du sommeil paradoxal. L'hypnogramme d'un bon
dormeur ressemble à des marches d'escalier. Il dessine une descente
régulière depuis l'état de veille jusqu'au sommeil paradoxal, puis
une ascension vers un stade de sommeil plus léger, puis une autre
descente régulière, schéma qui se répète trois ou quatre fois
dans la nuit.
Mon hypnogramme ressemblait à la ligne
d'horizon de Manhattan. Il s'avéra que je m'étais endormie dans les
dix minutes après avoir été dans le lit. Mais après seulement une
minute ou deux, je suis resté éveillée pendant environ 15 minutes.
Je me suis endormie de nouveau et me suis réveillée, endormie de
nouveau et réveillée, endormie une quatrième fois et ensuite suis
resté éveillée pendant presque une heure. Même quand j'ai senti
que j'avais enfin lâché, je m'étais encore réveillée un nombre
ahurissant de fois, exactement 141 fois. La plupart de ces réveils
étaient brefs, moins de 15 secondes. Les tableaux montraient aussi
que j'avais arrêté de respirer 8 fois, ce qui, m'assura Palat,
n'était pas inhabituel et que j'avais exécuté 17 ''mouvements
périodiques des membres'', également non inhabituels. Dans ses
commentaires, Palat avait écrit que mon ''architecture de sommeil''
suggérait '' une difficulté dans le maintien du sommeil''. Il me
conseilla de ne pas me coucher avant d'être sûre que j'étais
fatiguée ; de ne pas rester au lit quand je ne pouvais dormir
mais d'aller lire dans une autre pièce ; et d'éliminer
l'alcool.
Dans les semaines qui ont suivi, j'ai
essayé de suivre les recommandations de Palat dans la mesure du
possible – je me dis que deux sur trois recommandations n'était
pas mal – et que ce serait sympa de pouvoir annoncer que je dormais
mieux. En fait maintenant que j'ai vu mon hypnogramme, les nuits
sont, au contraire, plus difficiles. Le sommeil est vital et c'est un
mystère. Comme l'écrit Randall vers la fin de ''Pays des
rêves'', plus vous en savez là-dessus, ''plus son étrangeté
vous perturbe''.
Traduction originale par Hélios pour le BBB.
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